Pierre ou Les ambiguïtés by Herman Melville

Auteur:Herman Melville [Melville, Herman]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2020-01-09T00:00:00+00:00

3

Certains cœurs humains recèlent un mystère sombre et insensé qui, parfois, sous l’empire d’une humeur usurpatrice, les conduit à rejeter impatiemment le lien le plus cher, comme un obstacle à la réalisation de la fin transcendantale que cette humeur usurpatrice leur suggère tyranniquement. Alors, ce lien si cher ne semble plus nous rattacher à un bien essentiel ; élevés sur les cimes altières, nous pouvons nous passer de la vallée ; nous méprisons les caresses ; les baisers nous apparaissent comme des pustules ; abandonnant les formes palpitantes de l’amour mortel, nous étreignons l’air sans limites et sans corps ; nous cessons de nous considérer comme des humains, nous devenons pareils à d’immortels célibataires, à des dieux. Mais bientôt, comme les dieux grecs eux-mêmes, nous aspirons de nouveau à descendre sur la terre, heureux de retourner une fois de plus vers la femme, heureux de cacher nos têtes divines dans leurs seins faits d’une trop séduisante argile.

Las de la terre invariable, le marin impatient s’arrache aux bras qui le retiennent et, prenant la mer au plus fort de la tempête, s’éloigne rapidement du rivage. Mais pendant les longs quarts nocturnes aux antipodes, comme les ténèbres océanes lui semblent peser lourdement sur le pont ! Il pense qu’à ce moment même, dans son hameau délaissé, le soleil familier brille haut dans le ciel, et que mainte fille aux yeux étincelants est, comme le soleil, au méridien. Il maudit le Destin, il se maudit lui-même et maudit sa folie insensée qui est une part de lui-même. Car quiconque a connu cette douceur et l’a fuie, le rêve vengeur vient à lui dans l’absence.

Pierre était à présent ce dieu vulnérable, ce marin torturé par le regret, ce rêveur du rêve vengeur. À certains égards, il avait eu la force de se dessiller les yeux et de voir les choses en face, mais au sujet de Lucy il n’était pas encore absolument sincère avec lui-même. Son extraordinaire dessein était lié si intimement à elle qu’il lui semblait impossible d’ébaucher le moindre plan d’avenir sans y inclure en quelque manière son amour. Mais, ne sachant quelle quantité lui attribuer ou craignant de l’évaluer, il avait, comme un algébriste, substitué à la vraie Lucy, dans la conception de ses projets, un simple signe, quelque x vide de sens, et c’était cet x, non point la vraie Lucy, qui figurait encore dans la solution finale du problème.

Mais à présent, comme Pierre, allongé sur le plancher de la chambre, se relevait de son attitude prostrée et de la prostration plus grande encore de son âme, en pensant qu’il commandait tout l’horizon de son sombre destin puisque ses plans étaient nettement définis et immuablement arrêtés, à ce moment même, pour couronner le tout, la forme vivante et palpitante de Lucy se glissa au fond de son cœur. Ses poumons se contractèrent, ses prunelles devinrent fixes ; car la douce forme évoquée, si longtemps enterrée vivante en lui-même, semblait maintenant flotter vers lui hors de la tombe, et sa claire chevelure enveloppait son linceul.

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